Pourquoi je ne crois pas à la privatisation du domaine public
Par Seb35 le vendredi 25 janvier 2013, 00:22 - Lien permanent
Rapidement, plusieurs personnes se sont prononcées contre ce partenariat (voir le blog S.I.Lex et les liens du billet, ainsi que Twitter #AccordsBnF), et une lettre a été écrite et signée par plusieurs associations (Savoirscom1, La Quadrature du Net, Framasoft, Veni Vidi Libri, Wikimédia France, etc.). Cette lettre parle entre autres de « privatisation du domaine public ». Certains, plus rares, s’opposent à cette lettre, ou ont une position plus douce.
Du haut de mes quelques connaissances en droit de la propriété intellectuelle et de la pratique amateure des licences libres, je ne comprend pas cette expression de « privatisation du domaine public », et par là même cette indignation par rapport à ce partenariat. J’expose dans la suite du billet ce pourquoi je trouve qu’on ne devrait pas utiliser une telle expression, puisqu’elle me semble factuellement fausse. Je demanderai aux libristes de ne pas (tout de suite) me considérer comme un vil capitaliste défenseur du système actuel de pooperty intellectual (je suis plutôt le contraire, mais là n’est pas la question). D’autant qu’il me semble (à moins que je rêve) que la communauté du libre existe et est tellement résiliente en partie du fait de la multiplicité des opinions.
« Exclusivité » : précisons
D’après ce qui se dit sur le web, il y aurait « exclusivité » pour les partenaires. Qu’est-ce ? Exclusivité sur les scans (après numérisation donc) ? Exclusivité sur les objets « livres » ayant servi à la numérisation ? Exclusivité sur les œuvres intellectuelles portées par ces livres ? La bonne réponse semble être la première option : l’exclusivité sur les scans porte sur les scans. Les objets « livres » originaux seront toujours disponibles à la BnF dans les mêmes conditions qu’actuellement, sauf probablement quelque temps pendant leur numérisation.
Les œuvres intellectuelles portées par ces livres seront toujours dans le domaine public, à savoir qu’on pourra encore les voir ou les entendre, les remixer, les commercialiser, etc. Autrement dit, les œuvres intellectuelles portées par ces livres et vinyles restent dans le domaine public… De toutes façons, à moins d’une loi qui retire le statut de domaine public (comme URAA, et je crois que c’est la seule), il n’y a pas trop à craindre qu’une entité puisse détruire ce statut de domaine public, et surtout pas une entité qui ne rédige pas les lois.
Accessibilité des livres
Certains objectent que les livres en question, datant d’avant 1700 ne sont et ne seront pas accessibles à tout un chacun -- alors qu’ils sont dans le domaine public -- car ils sont : (1) à Paris, (2) dans une salle difficile d’accès (semble-t-il, je ne connais pas), (3) fragiles donc réservé aux personnes sachant les manipuler, donc possiblement prendre rendez-vous. Ces raisons sont des raisons pratiques liées à la conservation des objets « livres » et sont déconnectées de la question du domaine public (ou pas).Aussi, même si ce partenariat va permettre à ce qu’ils soit disponibles Quelque-Part sous forme numérique, et même si on aurait pu préférer qu’ils soient disponibles partout -- dont sur Internet --, je ne crois pas que le débat devrait porter sur les conditions d’accès aux livres physiques, c’est un autre débat. Même si on peut regretter que ces satanés objets physiques ne soient disponibles qu’à un seul endroit physique et qu’ils soient aussi fragiles.
Propriété et vente des scans
Dans le mouvement libre, on a pris l’habitude de dire que la numérisation sans originalité d’œuvres intellectuelles en deux dimensions (livres, tableaux) ne créait pas de nouveaux droits de propriété intellectuelle, ceci étant fondé sur la jurisprudence américaine de Bridgeman vs. Corel (je n’en connais pas en France, mais ça existe peut-être). On pourrait donc argumenter que le fait que les scans des livres de ce partenariat ne soient pas dans le domaine public constitue, soit une violation de ce principe, soit de la notion de domaine public en disant que les scans ne sont pas publiquement accessibles. Or, ici, on est bien en train de parler des scans et non des œuvres intellectuelles portées par ces scans, et ces œuvres intellectuelles sont bien toujours dans le domaine public (mais en fait on ne le voit pas parce que c’est immatériel :).La question suivante, et je crois que c’est celle qui divise fondamentalement dans ce débat, est : les supports d’œuvres intellectuelles du domaine public peuvent-ils être des propriétés privées ? Et a fortiori peuvent-ils être vendus ? (je parle des supports) Et là encore, il me semble que la réponse, une fois le problème exposé clairement, est triviale : « oui », au moins en droit français avec le premier alinéa de l’article L111-3 du CPI. Aussi, même si ces supports (les scans) contiennent des œuvres du domaine public, je ne vois pas pour quelle raison le numérisateur devrait les diffuser -- et si oui : où ? sur Internet ? pourquoi sur Internet ? il pourrait les diffuser dans des magasins, dans des bibliothèques, etc.
De la numérisation
Maintenant que le partenariat est signé (oui je suis cynique), le numérisateur va pouvoir commencer sont travail de numérisation : il va numériser 70 000 livres anciens, cela va prendre du temps, demander du personnel qualifié, du matériel. Et le débat qui s’agite actuellement semble vouloir obliger ce numérisateur à rendre gratuitement disponible le fruit de ce travail, c’est-à-dire que le numérisateur devrait assumer une perte sèche en temps et en argent. Cela ne me semble pas réaliste, et perso j’aurai été numérisateur je n’aurai pas signé un tel partenariat, sauf à être intéressé pour faire ça bénévolement (pourquoi pas ?).Pour le faire comprendre mieux, je vais prendre un autre exemple, dans le monde matériel pour mieux appréhender les concepts. Supposons que nous comparons la numérisation à la copie par un artisan d’un tableau et d’un
Notre artisan-copiste va demander à un musée conservant le tableau ancien (il n’y a plus de droits patrimoniaux dessus, il est dans le domaine public) et le manuscript de pouvoir respectivement peindre à l’identique le tableau en vingt exemplaires et recopier à la main trois exemplaires du manuscript. Le musée l’y autorise à condition qu’il fasse attention à ces objets. L’artisan-copiste va donc passer quarante jours à peindre des tableaux et deux cent jours à copier des manuscripts modernes (j’ai pas d’ordre d’idée du temps qu’il faut). Il vendra ensuite ses copies, rendra les originaux au musée et fera don d’un exemplaire de chaque au musée en demandant à ce que le musée ne les vende pas sans sa permission.
Au final, notre artisan-copiste aura passé deux cent quarante jours à réaliser ces copies. Des libristes arrivent, argumentent que les objets originaux sont dans le domaine public et qu’ils sont en deux dimensions donc qu’ils sont dans le domaine public et qu’il doit les donner gratuitement aux musées alentours ; une bataille féroce s’ensuit…
En quoi le travail de copie de notre artisan est-il différent du travail de numérisation ? (À part le fait que la re-copie par l’artisan demande un travail identique à la première copie, contrairement à la numérisation.) Pourquoi l’artisan-copiste ou le numérisateur n’auraient-ils pas droit à la reconnaissance du travail qu’ils ont fournit pour la copie, ainsi que des investissement en temps, argent et technologie, et seraient obligés de reverser gratuitement le résultat de leur travail ? Parce que l’œuvre intellectuelle portée par les supports est dans le domaine public ? Est-ce anormal que le numérisateur profite du travail qu’il a effectué pour en retirer de l’argent ? [On reconnaîtra au travers de ces questions le bien-connu poilu troll "Libre vs. Gratuit", mais il est camouflé.]
Autrement formulé, si vous êtes invité dans une réserve de musée pour prendre des photos d’œuvres entreposées et dans le domaine public, êtes-vous obligé de mettre ces photos sur Internet en libre accès ? Et si oui, pourquoi sur Internet ? plein de gens n’ayant pas accès à Internet ne pourront pas en profiter, à moins de se déplacer au café internet le plus proche et de payer la connexion.
De la politique
Ce partenariat est-il bien et la BnF devrait-elle en faire d’autres ? Je sais pas, choisir ce mode de numérisation ou un autre, c’est un choix politique. Faut-il mieux numériser trois œuvres et les mettre tout de suite à disposition du public ou dix œuvres et ne les mettre à disposition du public que dans dix ans ?Après, comme l’ont fait remarquer certains, choisir ce mode de numérisation n’est peut-être pas idéal économiquement car les principaux acheteurs seront probablement les chercheurs payés par l’État. Mais là encore, ceci est encore un choix politique, de politique économique plus précisément, qui n’a rien à voir avec la propriété intellectuelle.
Commentaires
Bonjour,
Belle argumentation, mais il y a une faille majeure dans ce raisonnement, qui vient du fait que tu considères que le support numérique est un support comme un autre.
Autant il existe un régime de propriété balisé pour les ouvrages physiques (assimilés en principe à des biens publics par le Code du Patrimoine), autant les administrations ne peuvent pas revendiquer un tel titre de propriété sur les supports numériques. L'état du droit est beaucoup plus ambigu sur ce point.
Quelqu'un a fait cette remarque sur mon blog et voilà ce que je lui ai répondu (lien vers billet complet : http://scinfolex.wordpress.com/2013...)
"Merci pour le commentaire, mais ce n’est pas aussi simple que cela. Le support numérique est juridiquement très différent du support physique en terme de régime de propriété.
Les supports physiques sont des biens publics au sens du droit administratif. Pour les bibliothèques, il y a des dispositions particulières qui sont dans le Code du Patrimoine. La question est débattue en doctrine, mais à l’heure actuelle, il n’y a pas de jurisprudence qui permette de dire si la propriété publique des supports pourrait se transmettre aux versions numérisées.
Imaginons que ce soit le cas, cela ne serait certainement pas plus favorable à ces accords. Car il existe désormais règles strictes concernant la gestion de ces biens publics et notamment un principe d’inalienabilité. Même à titre temporaire, l’exclusivité concédée dans le cas présent pourrait être considéré comme une forme d’aliénation.
On pourrait aussi imaginer que les versions numériques sont des données publiques, que la personne publique « posséderait ». Sauf que le droit des informations publiques (issu de la loi du 17 juillet 1978), ne consacre nullement un droit de propriété sur les données publiques, au profit des administrations. Au contraire, il part d’un droit à la réutilisation de ces informations qu’il reconnaît aux citoyens. Et l’article 14 de la loi empêche justement en principe d’accorder une exclusivité à des tiers.
Dernier fondement possible, le droit des bases de données, qui est reconnu au producteur de la base. Cela pourrait être vu ici comme un fondement valable, mais cela ne tient pas non plus. En effet, ici, ce n’est pas la BnF qui va produire les bases, mais Proquest, Believe et Memnon. Le droit de propriété qui en résultera est donc postérieur à l’acte qui consacre l’exclusivité. Il ne peut donc, pour des raisons chronologiques, servir de fondement juridique à l’exclusivité dans ces accords.
Sans compter que ce droit des bases de données doit être articulé également avec le droit des informations publiques et qu’il ne paraît pas possible d’utiliser le droit des bases de données pour neutraliser le droit à la réutilisation."
Dans cette affaire, la BnF aura un mal terrible à trouver un fondement juridique pour justifier l'exclusivité qu'elle a conféré au partenaire, que ce soit sur les scans ou sur tout autre élément. On ne peut concéder ce que l'on ne possède pas.
C'est pour cela à mon sens qu'il y a même davantage expropriation sans base légale (nous avons été expropriés du domaine public comme bien commun), que privatisation.
J'aoute que la dérive de privatisation proviendra aussi du fait qu'une filiale (BnF - Partenariats) a été créée pour piloter ces partenariats et récupérer pour la BnF les sommes d'argent récoltées au titre de l'exploitation du domaine public. On sait en terme de gestion ce que provoque ce type de montage. On en a un très bon exemple avec la RMN par exemple, et des répercussions très négatives sur le statut du domaine public (copyright Musée Bidule et autres joyeusetés).
Donc pour ces raisons, les termes de "privatisation" et "d'expropriation" me paraissent justifiés.
La dénomination la plus exacte cependant est celle d'enclosure d'un bien commun.
Calimaq
Bonjour,
Merci pour cet intéressant commentaire.
Effectivement, j’ai considéré le support numérique comme un support physique, mais c’est vrai que ça n’est peut-être pas aussi immédiat. Puisque le droit est ambigu sur ce point comme tu le dis, ça sera peut-être intéressant si ça se précise en jurisprudence si Philippe Aigrain et/ou d’autres attaquent ce partenariat en justice comme suggéré dans Libération.
Tout à fait d’accord sur les dérives que peut entraîner le montage de BnF-Partenariats et sur le (mauvais) exemple concret que la RMN apporte.
Sur l’« enclosure d’un bien commun », ça me choque un peu moins que « privatisation du domaine public », même s’il me semble que la question juridique porte surtout sur le support plutôt que sur l’œuvre elle-même, ou plus exactement le travail nécessaire à la conversion de support bien que cela n’est plus vraiment du ressort de la propriété intellectuelle. Un parallèle (très) lointain peut peut-être être fait avec l’article L121-5 alinéa 4 du CPI, et surtout sur les circonstances ou discussions (que je ne connais pas) qui ont dicté l’introduction de cet alinéa ; ou il y a peut-être d’autres articles ou jurisprudences discutant le changement de support.
Mais au-delà de l’aspect du statut juridique dans ce cas précis, je trouve qu’il faudrait surtout connaître les montants financiers en jeu (toujours pas dévoilés à ma connaissance) : si l’apport initial de la BnF est faible au regard de ce qu’elle va récupérer ensuite et du montant total de la numérisation, je trouve que ce partenariat ne poserait pas spécialement de problème ; en revanche si l’apport initial ou le total qu’elle peut espérer récupérer a posteriori est une part non négligeable du coût total de la numérisation (et donc comme tu le dis sur ton blog des faibles risques financiers pris par les numérisateurs), là ça devient effectivement très problématique.