« Exclusivité » : précisons

D’après ce qui se dit sur le web, il y aurait « exclusivité » pour les partenaires. Qu’est-ce ? Exclusivité sur les scans (après numérisation donc) ? Exclusivité sur les objets « livres » ayant servi à la numérisation ? Exclusivité sur les œuvres intellectuelles portées par ces livres ? La bonne réponse semble être la première option : l’exclusivité sur les scans porte sur les scans. Les objets « livres » originaux seront toujours disponibles à la BnF dans les mêmes conditions qu’actuellement, sauf probablement quelque temps pendant leur numérisation.


Les œuvres intellectuelles portées par ces livres seront toujours dans le domaine public, à savoir qu’on pourra encore les voir ou les entendre, les remixer, les commercialiser, etc. Autrement dit, les œuvres intellectuelles portées par ces livres et vinyles restent dans le domaine public… De toutes façons, à moins d’une loi qui retire le statut de domaine public (comme URAA, et je crois que c’est la seule), il n’y a pas trop à craindre qu’une entité puisse détruire ce statut de domaine public, et surtout pas une entité qui ne rédige pas les lois.

Accessibilité des livres

Certains objectent que les livres en question, datant d’avant 1700 ne sont et ne seront pas accessibles à tout un chacun -- alors qu’ils sont dans le domaine public -- car ils sont : (1) à Paris, (2) dans une salle difficile d’accès (semble-t-il, je ne connais pas), (3) fragiles donc réservé aux personnes sachant les manipuler, donc possiblement prendre rendez-vous. Ces raisons sont des raisons pratiques liées à la conservation des objets « livres » et sont déconnectées de la question du domaine public (ou pas).

Aussi, même si ce partenariat va permettre à ce qu’ils soit disponibles Quelque-Part sous forme numérique, et même si on aurait pu préférer qu’ils soient disponibles partout -- dont sur Internet --, je ne crois pas que le débat devrait porter sur les conditions d’accès aux livres physiques, c’est un autre débat. Même si on peut regretter que ces satanés objets physiques ne soient disponibles qu’à un seul endroit physique et qu’ils soient aussi fragiles.

Propriété et vente des scans

 Dans le mouvement libre, on a pris l’habitude de dire que la numérisation sans originalité d’œuvres intellectuelles en deux dimensions (livres, tableaux) ne créait pas de nouveaux droits de propriété intellectuelle, ceci étant fondé sur la jurisprudence américaine de Bridgeman vs. Corel (je n’en connais pas en France, mais ça existe peut-être). On pourrait donc argumenter que le fait que les scans des livres de ce partenariat ne soient pas dans le domaine public constitue, soit une violation de ce principe, soit de la notion de domaine public en disant que les scans ne sont pas publiquement accessibles. Or, ici, on est bien en train de parler des scans et non des œuvres intellectuelles portées par ces scans, et ces œuvres intellectuelles sont bien toujours dans le domaine public (mais en fait on ne le voit pas parce que c’est immatériel :).

La question suivante, et je crois que c’est celle qui divise fondamentalement dans ce débat, est : les supports d’œuvres intellectuelles du domaine public peuvent-ils être des propriétés privées ? Et a fortiori peuvent-ils être vendus ? (je parle des supports) Et là encore, il me semble que la réponse, une fois le problème exposé clairement, est triviale : « oui », au moins en droit français avec le premier alinéa de l’article L111-3 du CPI. Aussi, même si ces supports (les scans) contiennent des œuvres du domaine public, je ne vois pas pour quelle raison le numérisateur devrait les diffuser -- et si oui : où ? sur Internet ? pourquoi sur Internet ? il pourrait les diffuser dans des magasins, dans des bibliothèques, etc.

De la numérisation

Maintenant que le partenariat est signé (oui je suis cynique), le numérisateur va pouvoir commencer sont travail de numérisation : il va numériser 70 000 livres anciens, cela va prendre du temps, demander du personnel qualifié, du matériel. Et le débat qui s’agite actuellement semble vouloir obliger ce numérisateur à rendre gratuitement disponible le fruit de ce travail, c’est-à-dire que le numérisateur devrait assumer une perte sèche en temps et en argent. Cela ne me semble pas réaliste, et perso j’aurai été numérisateur je n’aurai pas signé un tel partenariat, sauf à être intéressé pour faire ça bénévolement (pourquoi pas ?).

Pour le faire comprendre mieux, je vais prendre un autre exemple, dans le monde matériel pour mieux appréhender les concepts. Supposons que nous comparons la numérisation à la copie par un artisan d’un tableau et d’un incunable manuscript du Moyen-Âge [update : désolé j’ai confondu, je remplace les occurences dans le paragraphe qui suit] copié à la main comme au temps de son écriture originelle.

Notre artisan-copiste va demander à un musée conservant le tableau ancien (il n’y a plus de droits patrimoniaux dessus, il est dans le domaine public) et le manuscript de pouvoir respectivement peindre à l’identique le tableau en vingt exemplaires et recopier à la main trois exemplaires du manuscript. Le musée l’y autorise à condition qu’il fasse attention à ces objets. L’artisan-copiste va donc passer quarante jours à peindre des tableaux et deux cent jours à copier des manuscripts modernes (j’ai pas d’ordre d’idée du temps qu’il faut). Il vendra ensuite ses copies, rendra les originaux au musée et fera don d’un exemplaire de chaque au musée en demandant à ce que le musée ne les vende pas sans sa permission.

Au final, notre artisan-copiste aura passé deux cent quarante jours à réaliser ces copies. Des libristes arrivent, argumentent que les objets originaux sont dans le domaine public et qu’ils sont en deux dimensions donc qu’ils sont dans le domaine public et qu’il doit les donner gratuitement aux musées alentours ; une bataille féroce s’ensuit…

En quoi le travail de copie de notre artisan est-il différent du travail de numérisation ? (À part le fait que la re-copie par l’artisan demande un travail identique à la première copie, contrairement à la numérisation.) Pourquoi l’artisan-copiste ou le numérisateur n’auraient-ils pas droit à la reconnaissance du travail qu’ils ont fournit pour la copie, ainsi que des investissement en temps, argent et technologie, et seraient obligés de reverser gratuitement le résultat de leur travail ? Parce que l’œuvre intellectuelle portée par les supports est dans le domaine public ? Est-ce anormal que le numérisateur profite du travail qu’il a effectué pour en retirer de l’argent ? [On reconnaîtra au travers de ces questions le bien-connu poilu troll "Libre vs. Gratuit", mais il est camouflé.]

Autrement formulé, si vous êtes invité dans une réserve de musée pour prendre des photos d’œuvres entreposées et dans le domaine public, êtes-vous obligé de mettre ces photos sur Internet en libre accès ? Et si oui, pourquoi sur Internet ? plein de gens n’ayant pas accès à Internet ne pourront pas en profiter, à moins de se déplacer au café internet le plus proche et de payer la connexion.

De la politique

Ce partenariat est-il bien et la BnF devrait-elle en faire d’autres ? Je sais pas, choisir ce mode de numérisation ou un autre, c’est un choix politique. Faut-il mieux numériser trois œuvres et les mettre tout de suite à disposition du public ou dix œuvres et ne les mettre à disposition du public que dans dix ans ?

Après, comme l’ont fait remarquer certains, choisir ce mode de numérisation n’est peut-être pas idéal économiquement car les principaux acheteurs seront probablement les chercheurs payés par l’État. Mais là encore, ceci est encore un choix politique, de politique économique plus précisément, qui n’a rien à voir avec la propriété intellectuelle.

Conclusion

 Selon moi, on peut critiquer ce partenariat sur le plan politique (est-ce judicieux de faire un partenariat privé au lieu de numériser soi-même les œuvres ?), sur le plan sociétal (est-ce normal que les copies numériques de la BnF ne soient accessibles qu’à Paris ou que sur Internet pour les 5 % disponibles ?), sur le plan économique (les principaux acheteurs ne seront-ils pas l’État indirectement ?), mais pas sur le plan de la propriété intellectuelle : les œuvres intellectuelles ont strictement les mêmes droits qu’auparavant. Non ?